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La fête est finie, vive la fête
Xavier Bourguine
2023

 

Les ballons et les guirlandes s’alourdissent et s’entremêlent. Déjà les souvenirs s’y projettent, comme les pages d’un album photo qu’on y aurait imprimé. L’anniversaire a mal tourné sans qu’on s’en aperçoive. Tout avait pourtant bien commencé. Les invitées s’égayaient innocemment, parlaient, riaient, puis, une à une, elles ont cessé, prises soudain d’aphasie. Une lourdeur argileuse a figé leur élan. Elles ont échoué à terre, sont rentrées en elles-mêmes, ont dévoilé à elles-mêmes des blessures, des bleus et des rouges sur leurs jambes, leurs bras ou leurs visages. Se seraient-elles donc battues ? Nul ne peut le dire : elles n’ont qu’elles à qui parler et le dialogue menace de tourner court, dans la stupeur de la fin de l’enfance.

Aussi bien, c’est la séance d’un cirque de campagne. Un dimanche après-midi trop ensoleillé, le chapiteau est déserté par le public hormis de rares solitaires désabusés, voyeuses n’ayant plus la foule pour se fondre et se faire oublier. Des jeunes acrobates, qui toutes se ressemblent, elles sont sœurs certainement, jumelles si nombreuses que toutes ont le même prénom, avec numéro d’ordre pour distinction. Faute de public, elles ont à peine joué : un tour de piste, un numéro et puis s’en vont. Elles retournent en coulisses où pendent aux murs des accessoires mal identifiables, des masques, un morceau d’arlequin, une collerette. Elles s’y livrent à des étirements solitaires et songeurs, câlins ou violents. A dix ou douze ans, les corps se forment et les rêves s’alourdissent. Ils se brisent parfois.

Quelle que soit leur histoire, elle est parcourue d’une tension latente et pourtant tout y reste silencieux, étouffé. Les couleurs du film sont douces, harmonieuses ; les visages approchent la perfection d’un modèle qui n’est plus (il a bien grandi) ; les ouvrages tissés, brodés, ou les pièces de verre ont la minutie des trésors enfantins. Julia Haumont se place ainsi aussi loin de l’explicite cruauté des dessins d’un Jérôme Zonder, où la fête d’anniversaire tourne vraiment très mal, que des paysages idylliques où s’épanouit la fascination morbide pour une fillette stéréotypée d’un Henry Darger.

Ce non-dit stimule l’imaginaire. D’emblée un récit peut se nouer autour de ces jeunes filles et du décor tissé ou sculpté dans lequel il s’insère, s’il était possible de dire d’où vient et vers quoi se dirige l’histoire. Peu d’indices sont laissés sur son sens, ni même sur sa narration et sur qui raconte. En évoquant ses sculptures, Julia Haumont emploie le pronom « elles ». « Elles » ont changé de taille depuis qu’elle les a commencées, en 2017, « elles » ont changé de position et de posture : d’abord le plus souvent étendues ou assises à terre, « elles » se sont parfois hissées sur des supports qu’il a fallu construire a posteriori.

Ces sculptures sont donc aussi autonomes dans le récit qu’elles tissent par leurs interactions muettes dans l’espace que toutes ressemblantes à l’artiste. L’identification autobiographique ne saurait ainsi jouer à plein, parce que l’histoire échappe à sa sculptrice. L’écrire n’a en effet rien d’une évidence et l’auto-référencement peut conduire au silence. C’est pourquoi Julia Haumont se dirige vers l’hybridation et de nouveaux supports.

Dépasser le « elles » pour rompre le pacte autobiographique, passer le stade du miroir (speculum) pour rompre le quatrième mur et créer un spectacle, passer de la sculpture à la mise en scène ou à la chorégraphie, ces changements sont déjà latents dans la dernière exposition personnelle de Julia Haumont à Bucarest. Dans Toute la journée je rêve, la mise en scène a constitué une part importante du travail. Le décor n’est plus un à-côté des sculptures mais contribue à les faire agir suivant la trame d’un conte ou l’enchaînement bien huilé d’un spectacle.

 

Julia Haumont réinvestit ainsi volontiers l’univers du cirque, qu’elle a pratiqué avant d’en venir à la sculpture, ou à celui du conte, qu’il s’agisse de Peau d’âne ou d’Andersen, dont les papiers découpés, véritables décors d’un théâtre en deux dimensions, se retrouvent dans certaines de ses sculptures-formes. Ce dépassement se nourrit aussi d’un désir d’œuvre d’art totale, où la mise en scène des sculptures ne se contenterait pas de les positionner dans l’espace mais révolutionnerait également celui-ci, modifiant le matériau du sol, la couleur du plafond, proposant une immersion sonore et olfactive, jusqu’à retrouver la dimension du chapiteau et possiblement aussi sa fragilité, puisqu’il n’est qu’une toile tendue, maintenue en équilibre par son propre poids.

Voilà peut-être à quoi rêvent certaines de ces jeunes filles au regard mélancolique, quand il n’est pas espiègle ou effronté : au royaume déjà perdu de l’enfance, où l’on perçoit, derrière la légèreté des voltiges et sans toujours la comprendre, la violence de l’existence.

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